Valère ou l'explication de l'anormal haïtien...

Située à environ  20 minutes de la ville des Cayes, Valère est une section communale d’Arniquet. Localité constituée presqu’exclusivement de marchands et de cultivateurs, elle représente l’une des zones les plus fertiles du département du Sud. Elle possède aussi un fort potentiel touristique. Sa verdure, son calme et sa proximité avec Port-salut lui ont valu la construction de plusieurs hôtels et l’augmentation de la valeur de ses terrains. Cependant, cette localité même avec ses deux grands potentiels connait une énorme carence en services de base, particulièrement en ce qui a trait  à l’éducation. En effet, il n’existe aucun établissement scolaire dans la localité et les enfants sont obligés de se rendre à pied à Arniquet, située à environ 6 km de Valère et séparée  de cette dernière par la rivière de L’Acul. Les enfants en âge d’aller à l’école, assez nombreux, se voient, le plus souvent, obligés d’attendre d’être assez murs pour pouvoir prendre la route. Ce qui, bien sur, les retardera dans leur cheminement.


 Cette situation, qui selon certains, a toujours existé révolte plus d’un particulièrement l’un des candidats malheureux des dernières municipales, monsieur Séide Caius qui, toute fois,  parle ce phénomène à tête reposée : «  Cette situation a toujours existé ! Il y a plus de quarante ans, les enfants de mon âge devaient commencer l’école à huit ou dix ans de façon à pouvoir traverser l’Acul. Et aujourd’hui rien n’a changé ! »
 Lui demandant  d’expliquer cette situation, l’homme politique répondra : « Il serait plus facile de dire que l’Etat n’est pas présent. Mais lorsqu’on analyse la situation en profondeur, elle s’avère beaucoup plus compliquée qu’elle ne le parait. En vertu du principe de subsidiarité, les autorités locales se doivent d’intervenir lorsqu’il y a un problème et si ce dernier les dépasse, l’échelon supérieur est appelé à les soutenir. En Haïti, non seulement, les autorités locales n’ont pas assez de moyens sauf celles se situant dans la zone métropolitaine du département de l’Ouest ; mais aussi l’aide de l’échelon supérieur est, le plus souvent, politiquement conditionnée. L’idéal serait que la section communale de Valère soit en mesure de se doter d’une école. Dans le cas contraire, Arniquet lui viendrait alors en aide. Mais le peu de ressources à la disposition de la mairie ne lui permet que d’assurer le strict minimum à savoir : payer ses employés avec beaucoup d’arriérés, s’occuper du plus grand cimetière et des marchés. »
 Monsieur Caius n’est, cependant, pas d’avis pour  une augmentation des taxes qui selon lui ne changerait pas grand-chose et s’avérerait néfaste pour tout politicien : « Ce serait le réflexe le plus rapide mais politiquement difficile. Vous ne saurez augmenter les impôts  des maisons en terre ou en tâches, ou du moins ajouter des taxes sur les ventes de bétails ou volailles. Par quel artifice allez-vous expliquer au petit paysan n’arrivant pas à joindre les deux bouts que c’est pour doter la communauté d’une école ? Avec une telle décision, votre mort politique est certaine et je ne suis pas sur que l’argent collecté pourrait vraiment mettre sur pied une école digne du nom. Je ne parle pas des anba tonèl que l’on rencontre un peu partout avec des professeurs tèt chat. »
Bien que sceptique, Monsieur Caius entrevoit des portes de sortie en parlant des ONG et de l’Etat central mais en prenant la précaution d’y exclure les initiatives privées : «  Raison simple. La majorité des parents n’arrive pas à supporter l’écolage. »
Si monsieur Caius évoque le peu de moyens des autorités locales ou de l’aide conditionnée de l’Etat central, madame Magalie Pierre-Jean, gérante d’un des hôtels de la place, parle d’anesthésie : « J’ai, moi aussi, connu cette situation et cela me paraissait normal ! Aujourd’hui, cette situation est encore normale parce que la population l’a décidé ainsi ! D’habitude, elle s’indignera, pour deux jours pas plus, lorsque la rivière en crue emportera l’un de ses enfants voulant se rendre à l’école.  Après la normalité reviendra, c’est comme ça ! »
Lui demandant ce qu’elle penserait être la solution, la femme d’affaires, apparemment très remontée, répondra qu’on réclame nos droits : « Nous parlons toujours de société égalitaire pendant que nos enfants, à Valère, dans la grande majorité sont obligés de commencer l’école à huit ans tandis qu’à Arniquet, ils débutent à 5-6 ans !  Nous acceptons ce décalage comme des idiots anesthésiés par les survivances de l’anormal. S’il y a une chose dont je suis sure, si la population avait voulu d’une école de qualité, elle l’aurait tant bien que mal eue. La solution est de réclamer ce qui nous est normalement dû, nos droits ! »
Monsieur Paul Joseph, normalien de formation mais reconverti dans le courtage, fut l’un des  premiers à essayer d’implanter une école dans la localité. Lui aussi tente d’expliquer la situation. Selon lui, le problème est avant tout celui du personnel disponible : « Regardez autour de vous ! Que voyez-vous ? Des cultivateurs et des marchands sachant à peine lire et écrire ! Non pas que j’ai un problème avec eux, au contraire, je les respecte. Mais lorsqu’il faut enseigner les enfants, ce n’est pas eux qu’un directeur d’école emploie logiquement. La majorité des enseignants seront puisés hors de Valère. Qu’il soit un établissement public ou privé, le salaire qu’il offrira aux enseignants n’arrivera même pas à couvrir les frais de transport. La solvabilité des parents, dans ce contexte, est tout simplement secondaire ! »
Pourtant, il existe pas mal de fils de la communauté à briller à la Capitale et à l’étranger. L’air pensif, le professeur poursuit : «  Oui, ils sont nombreux mais ils reviennent que pour les funérailles, quand ils ont besoin de faire le plein en air pur ou redécouvrir l’exotique ! Je les comprends car la communauté aurait peut-être retardé ou tout simplement freiné  leur course mais le fait que les mieux instruits partent plonge la localité dans un perpétuel recommencement ; et l’instruction sera évidemment l’un des secteurs les plus affectés. »
Aux cotés de ceux révoltés par la situation, il existera des gens pour qui l’absence d’établissements scolaires n’est qu’un faux problème. C’est notamment l’avis de Ton Dojo, cultivateur aguerri et septuagénaire gran don de la communauté : «  Ce problème, comme on l’appelle, n’a pas empêché à mes enfants ou à ceux de mes amis de boucler leurs études ! J’ai un frère habitant Santo dont les enfants ont fréquenté les écoles congréganistes de Turgeau, à Port-au-Prince.  Et personne ne se plaint ! Il n’y a pas d’écoles à Valère, je suis d’accord mais il en existe à Arniquet ! Il suffit juste de marcher un peu… »
Lui rappelant que de telles contraintes retardaient le cheminement des enfants et exposaient leurs vies lorsque l’Acul était en crue, il précisera : «  Les contraintes seront toujours là ! Qu’il eût existé plusieurs écoles ou pas, les contraintes auraient été présentes. Je ne crois pas que les enfants habitant les quartiers pullulés d’écoles apprennent sans contrainte ! Les contraintes différeront dépendamment de la réalité en question.  Je prends au sérieux une contrainte lorsqu’elle se transforme en blocage systématique et c’est loin d’être le cas pour Valère. Alors, banm tèt mwen !
Pasteur Renaublain, pasteur associé de l’église baptiste de la zone et faisant partie du cartel municipal nouvellement élu, partage d’ailleurs cet avis bien que sa position se soit révélée un peu plus modérée. Il croit, en effet, que l’idéal serait que Valère ait  au moins une école mais qu’il n’y avait pas lieu de crier au feu car l’absence d’établissements ne représentait pas un blocage systématique. Et il mettra aux devants le manque de moyens auxquels ils auront à faire face  tout en promettant que le nouveau cartel fera de son possible pour doter à la zone d’au moins d’une école de qualité.  Ne voulant pas prononcer des promesses en l’air, il déclarera : «  Promettre une école dans un avenir proche ne serait que pur mensonge ! Et dans l’état actuel de la mairie, supporter les charges d’une bonne école ne ferait qu’alourdir nos dépenses déjà  insoutenables. On fera tout pour attirer l’attention des autorités centrales pour  qu’elles nous viennent en aide. Mais en attendant, on survit ! Les enfants sont retardés mais ils fréquentent  l’école. Il faudra juste prendre les précautions nécessaires lors des périodes d’intempéries. »
Les gens, indépendamment de leurs secteurs et intérêts, trouveront toujours des explications pour défendre, accabler et justifier. Cependant, les explications, aussi sensées qu’elles paraissent n’enlèveront rien à l’anormalité d’une situation spécifique. À croire que nous devenions ingénieux lorsqu’il s’agit d’expliquer ou de justifier nos manquements ! En tout cas, entre délaissement, révolte et complaisance ; en matière d’instruction, la réalité de Valère est  une  des possibles explications liées à l’anormal haïtien…


(Les personnages du texte sont totalement fictifs. Toute ressemblance avec la réalité ne sera que pure coïncidence.)



  Alain Délisca

Commentaires

  1. Alain, un texte poignant! si les personnages sont "fictifs", la situation globale est réelle. Tu ne me laissais jamais croire que tu avais une aussi belle plume alors, "un aussi beau clavier". Ta grande capacité de réflexion est bien aidée par ton art de transmettre.

    RépondreEffacer

Publier un commentaire

Messages les plus consultés de ce blogue

Un synonyme à « non » s’il vous plait !

L'état de nécessité peut-il justifier un vol?

Inscriptions au CDUNIQ