Valère ou l'explication de l'anormal haïtien...
Cette situation, qui selon
certains, a toujours existé révolte plus d’un particulièrement l’un des
candidats malheureux des dernières municipales, monsieur Séide Caius qui, toute
fois, parle ce phénomène à tête
reposée : « Cette situation a toujours existé ! Il y a
plus de quarante ans, les enfants de mon âge devaient commencer l’école à huit
ou dix ans de façon à pouvoir traverser l’Acul. Et aujourd’hui rien n’a
changé ! »
Lui demandant d’expliquer cette situation, l’homme
politique répondra : « Il serait plus facile de dire que l’Etat
n’est pas présent. Mais lorsqu’on analyse la situation en profondeur, elle
s’avère beaucoup plus compliquée qu’elle ne le parait. En vertu du principe de
subsidiarité, les autorités locales se doivent d’intervenir lorsqu’il y a un
problème et si ce dernier les dépasse, l’échelon supérieur est appelé à les
soutenir. En Haïti, non seulement, les autorités locales n’ont pas assez de
moyens sauf celles se situant dans la zone métropolitaine du département de
l’Ouest ; mais aussi l’aide de l’échelon supérieur est, le plus souvent,
politiquement conditionnée. L’idéal serait que la section communale de Valère
soit en mesure de se doter d’une école. Dans le cas contraire, Arniquet lui
viendrait alors en aide. Mais le peu de ressources à la disposition de la
mairie ne lui permet que d’assurer le strict minimum à savoir : payer ses
employés avec beaucoup d’arriérés, s’occuper du plus grand cimetière et des
marchés. »
Monsieur Caius n’est, cependant, pas
d’avis pour une augmentation des taxes
qui selon lui ne changerait pas grand-chose et s’avérerait néfaste pour tout politicien : « Ce
serait le réflexe le plus rapide mais politiquement difficile. Vous ne saurez
augmenter les impôts des maisons en
terre ou en tâches, ou du moins ajouter des taxes sur les ventes de bétails ou
volailles. Par quel artifice allez-vous expliquer au petit paysan n’arrivant
pas à joindre les deux bouts que c’est pour doter la communauté d’une
école ? Avec une telle décision, votre mort politique est certaine et je
ne suis pas sur que l’argent collecté pourrait vraiment mettre sur pied une
école digne du nom. Je ne parle pas des anba
tonèl que l’on rencontre un peu partout avec des professeurs tèt chat. »
Bien que sceptique, Monsieur Caius entrevoit des portes de sortie en
parlant des ONG et de l’Etat central mais en prenant la précaution d’y exclure
les initiatives privées : « Raison simple. La majorité des
parents n’arrive pas à supporter l’écolage. »
Si monsieur Caius évoque le peu de moyens des autorités locales ou de
l’aide conditionnée de l’Etat central, madame Magalie Pierre-Jean, gérante d’un
des hôtels de la place, parle d’anesthésie : « J’ai, moi aussi, connu
cette situation et cela me paraissait normal ! Aujourd’hui, cette
situation est encore normale parce que la population l’a décidé ainsi !
D’habitude, elle s’indignera, pour deux jours pas plus, lorsque la rivière en
crue emportera l’un de ses enfants voulant se rendre à l’école. Après la
normalité reviendra, c’est comme ça ! »
Lui demandant ce qu’elle penserait être la solution, la femme d’affaires,
apparemment très remontée, répondra qu’on réclame nos droits : « Nous
parlons toujours de société égalitaire pendant que nos enfants, à Valère, dans
la grande majorité sont obligés de commencer l’école à huit ans tandis qu’à
Arniquet, ils débutent à 5-6 ans ! Nous acceptons ce décalage comme des idiots
anesthésiés par les survivances de l’anormal. S’il y a une chose dont je suis
sure, si la population avait voulu d’une école de qualité, elle l’aurait tant
bien que mal eue. La solution est de réclamer ce qui nous est normalement dû,
nos droits ! »
Monsieur Paul Joseph, normalien de formation mais reconverti dans le
courtage, fut l’un des premiers à
essayer d’implanter une école dans la localité. Lui aussi tente d’expliquer la
situation. Selon lui, le problème est avant tout celui du personnel disponible : « Regardez
autour de vous ! Que voyez-vous ? Des cultivateurs et des marchands
sachant à peine lire et écrire ! Non pas que j’ai un problème avec eux, au
contraire, je les respecte. Mais lorsqu’il faut enseigner les enfants, ce n’est
pas eux qu’un directeur d’école emploie logiquement. La majorité des
enseignants seront puisés hors de Valère. Qu’il soit un établissement public ou
privé, le salaire qu’il offrira aux enseignants n’arrivera même pas à couvrir
les frais de transport. La solvabilité des parents, dans ce contexte, est tout
simplement secondaire ! »
Pourtant, il existe pas mal de fils de la communauté à briller à la
Capitale et à l’étranger. L’air pensif, le professeur poursuit : «
Oui, ils sont nombreux mais ils reviennent que pour les funérailles, quand ils
ont besoin de faire le plein en air pur ou redécouvrir l’exotique ! Je les
comprends car la communauté aurait peut-être retardé ou tout simplement freiné leur course mais le fait que les mieux instruits
partent plonge la localité dans un perpétuel recommencement ; et
l’instruction sera évidemment l’un des secteurs les plus affectés. »
Aux cotés de ceux révoltés par la situation, il existera des gens pour
qui l’absence d’établissements scolaires n’est qu’un faux problème. C’est
notamment l’avis de Ton Dojo, cultivateur aguerri et septuagénaire gran don de la
communauté : « Ce problème, comme on l’appelle, n’a pas empêché
à mes enfants ou à ceux de mes amis de boucler leurs études ! J’ai un
frère habitant Santo dont les enfants ont fréquenté les écoles congréganistes
de Turgeau, à Port-au-Prince. Et
personne ne se plaint ! Il n’y a pas d’écoles à Valère, je suis d’accord
mais il en existe à Arniquet ! Il suffit juste de marcher un peu… »
Lui rappelant que de telles contraintes retardaient le cheminement des
enfants et exposaient leurs vies lorsque l’Acul était en crue, il
précisera : « Les contraintes seront toujours là ! Qu’il
eût existé plusieurs écoles ou pas, les contraintes auraient été présentes. Je
ne crois pas que les enfants habitant les quartiers pullulés d’écoles
apprennent sans contrainte ! Les contraintes différeront dépendamment de
la réalité en question. Je prends au
sérieux une contrainte lorsqu’elle se transforme en blocage systématique et
c’est loin d’être le cas pour Valère. Alors, banm tèt mwen !
Pasteur Renaublain, pasteur associé de l’église baptiste de la zone et
faisant partie du cartel municipal nouvellement élu, partage d’ailleurs cet
avis bien que sa position se soit révélée un peu plus modérée. Il croit, en
effet, que l’idéal serait que Valère ait au moins une école mais qu’il n’y avait pas
lieu de crier au feu car l’absence d’établissements ne représentait pas un
blocage systématique. Et il mettra aux devants le manque de moyens auxquels ils
auront à faire face tout en promettant que
le nouveau cartel fera de son possible pour doter à la zone d’au moins d’une
école de qualité. Ne voulant pas
prononcer des promesses en l’air, il déclarera : « Promettre
une école dans un avenir proche ne serait que pur mensonge ! Et dans
l’état actuel de la mairie, supporter les charges d’une bonne école ne ferait
qu’alourdir nos dépenses déjà
insoutenables. On fera tout pour attirer l’attention des autorités
centrales pour qu’elles nous viennent en
aide. Mais en attendant, on survit ! Les enfants sont retardés mais ils
fréquentent l’école. Il faudra juste
prendre les précautions nécessaires lors des périodes d’intempéries. »
Les gens, indépendamment de leurs secteurs et intérêts, trouveront
toujours des explications pour défendre, accabler et justifier. Cependant, les
explications, aussi sensées qu’elles paraissent n’enlèveront rien à l’anormalité
d’une situation spécifique. À croire que nous devenions ingénieux lorsqu’il
s’agit d’expliquer ou de justifier nos manquements ! En tout cas, entre
délaissement, révolte et complaisance ; en matière d’instruction, la
réalité de Valère est une des possibles explications liées à l’anormal
haïtien…
(Les personnages du texte sont totalement fictifs.
Toute ressemblance avec la réalité ne sera que pure coïncidence.)
Alain Délisca
Alain, un texte poignant! si les personnages sont "fictifs", la situation globale est réelle. Tu ne me laissais jamais croire que tu avais une aussi belle plume alors, "un aussi beau clavier". Ta grande capacité de réflexion est bien aidée par ton art de transmettre.
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